Fosse commune de Maluku : l’Ordonnance du 14 février 1914 sur le service des inhumations, établir les responsabilités

Jeudi 16 avril 2015 - 08:40

L’encre et la salive coulent et continueront encore de couler au sujet de la fosse commune de Maluku où de centaines de corps humains ont été « enfouis » nuitamment à l’insu de la population kinoise, en violation de la législation en matière d’inhumations et contrairement à la culture congolaise, qui accorde aux morts une très grande considération.

D’où, de nombreuses voix s’élèvent de partout pour exiger qu’une commission d’enquête indépendante vienne éclairer l’opinion notamment sur les causes de décès d’un si grand nombre de citoyens.

Déjà, on pointe du doigt accusateur les autorités du pays qui, abusant des forces de sécurité, auraient perpétré des massacres des citoyens qui avaient manifesté en janvier 2015 contre une disposition de la loi électorale qu’examinait le Parlement.

Au-delà des émotions, du reste justifiées, qui traduisent l’indignation des uns et des autres, nous voulons joindre notre voix et notre expérience en matière judiciaire pour tenter de répondre à un certain nombre de questions que pourrait soulever la commission d’enquête, si elle est mise en place. Ces questions sont les suivantes : -

-(1) La commission d’enquête est-elle opportune?
-(2) Doit-elle être judiciaire ou indépendante?
-(3) Sur quelles responsabilités peut-elle déboucher : politiques ou pénales ?
-(4) Existe-t-il une législation congolaise relative à l’inhumation des cadavres humains?
-(5) Quelles recommandations, la commission d’enquête pourrait formuler pour l’avenir? Pour répondre à toutes ces questions, nous n’allons nous baser que sur la version officielle des faits tels que présentés par le Ministre de l’Intérieur lui-même.

1. La version officielle des faits

Cette version est ainsi résumée par Radio Okapi : « Pour Evariste Boshab, il s’agit plutôt des indigents, gardés longtemps à la morgue centrale de l’Hôpital général de référence de Kinshasa, ex-Mama Yemo et inhumés par l’Hôtel de ville de Kinshasa sur une demande de la direction de la morgue.

Selon le rapport du gouvernement, parmi ces indigents, il y a des personnes ayant rompu le tissu social avec leurs familles, des corps abandonnés, des corps non identifiés et des mort-nés, enregistrés en bonne et due forme à la morgue centrale.

Evariste Boshab a par ailleurs indiqué que c’est au nom de la transparence et du devoir de la vérité que le gouvernement rend public son rapport administratif, en attendant le volet judiciaire.

Le vice-Premier ministre en charge de l’Intérieur a également déclaré que le gouvernement était disposé à exhumer les corps, si la demande était faite ou si le moindre doute persistait. Pour plus de transparence, Evariste Boshab a promis de mettre son rapport à la disposition de tous».

Cette version est confirmée et complétée par un membre du gouvernement provincial en charge du Budget, Plan, Travaux publics et Infrastructures, qui renseigne qu’il s’agit d’une opération de routine :

« Robert Luzolano confirme les faits et indique que ces personnes sont des indigents dont 300 mort-nés et de fœtus abandonnés, 23 corps abandonnés, 64 personnes non identifiées pour absence de pièces et 34 personnes dont les familles ont été incapables de les inhumer. Parmi ces personnes, argumente Robert Luzolano, il y a celles provenant d’autres morgues et qui ont été reversées à la morgue centrale ».

2. Pourquoi une commission d’enquête?

Plusieurs raisons militent en faveur de l’opportunité d’une enquête : l’intervention du gouvernement après dénonciation par la population auprès de la Monusco, le nombre impressionnant de corps humains retirés à la fois d’une morgue, le doute sur les causes de décès, le caractère routinier de l’opération selon le gouvernement de la ville-province de Kinshasa.

2.1 Intervention non convaincante du ministre de l’intérieur

L’enquête aura d’abord pour tâche de savoir pourquoi le Ministre de l’Intérieur s’est précipité à défendre le gouvernement provincial de la ville de Kinshasa comme si l’opération menée par celui-ci ne pouvait en rien être choquante sur les plans moral, éthique, culturel et légal.

Ce qui aurait été exact à faire, pour le gouvernement central, c’est non pas de se défendre mais plutôt de diligenter une enquête en direction des services urbains de Kinshasa chargés d’inhumations et des cimetières.

Sinon, puisqu’il y a des indigents et des mort-nés ou des corps abandonnés partout au pays, que le ministre aille alors jusqu’au bout pour dire à la nation combien de fosses communes de ce genre il y a chaque année dans les autres provinces ainsi que les statistiques funéraires de ce genre, mises à sa disposition par les gouverneurs de toutes les provinces.

Il n’y a aucun doute que si les odeurs nauséabondes provenant de la fosse commune n’avaient pas incommodé les paisibles habitants de la Commune de Maluku pour que ces derniers en avisent les responsables de la Mission des Nations-unies, personne n’aurait jamais su ou soupçonné ce qui s’est passé dans ce coin de la capitale.

Dans une ville aussi policière et fortement militarisée comme Kinshasa, où l’on déplore régulièrement des cas de disparitions des personnes lors des manifestations contre le pouvoir, les explications du Ministre de l’Intérieur jettent plus de doute qu’elles n’apportent de lumière sur le dossier.

2.2 Le nombre de corps humains enfouis dans la fosse commune

Pour apaiser l’opinion sur le nombre impressionnant de corps humains enfouis (enfuir convient mieux qu’inhumer, car aucune culture congolaise n’inhume de cette façon) dans une seule fosse, l’enquête permettra, documents à l’appui, de connaître d’abord la capacité d’accueil de la morgue de l’Hôpital ex-Mama Yemo et le temps qu’il a été nécessaire d’accumuler tous ces corps avant que les gestionnaires demandent à l’Hôtel de ville de Kinshasa de les évacuer vers un lieu de repos éternel.

2.3 Les causes de décès

L’enquête est nécessaire pour faire la distinction entre d’une part les mort-nés et les fœtus des personnes adultes décédées pour quelle que cause que ce soit. S’agissant des mort-nés, la pratique dans toutes les maternités de Kinshasa est de les assimiler aux fœtus et d’en disposer, sauf avis contraire des parents, pour les incinérer comme on le fait avec les placentas.

Dans presque toutes les coutumes congolaises on ne tient même pas un deuil pour un mort-né et cela s’explique aussi juridiquement dans ce sens qu’il faut être né vivant et viable pour être considéré comme une personne décédée.

Quant aux corps des personnes adultes, l’enquête devra permettre de distinguer celles ayant été hospitalisées à l’Hôpital Général de référence de Kinshasa, donc ayant logiquement des dossiers médicaux faciles à retrouver dans cet hôpital, de celles décédées dans des formations médicales sans morgue ou décédées d’une autre cause en dehors de tout établissement médical.

Même dans ces derniers cas, chaque corps déposé dans une morgue est en principe identifié, un numéro lui est attribué et un reçu délivré à la personne ou famille qui l’amène.

Lorsque le décès est survenu dans un hôpital, il y a toujours un certificat de décès signé et délivré par un médecin pour servir de preuve à toutes fins utiles (dépôt du corps dans une morgue, inhumation dans un cimetière, déclaration devant l’officier de l’état civil, etc.).

Il est important de porter à la connaissance du public qu’à Kinshasa, sauf omission de notre part, il y a une morgue dans chacun des hôpitaux de l’État ci-après : Clinique Ngaliema, Cliniques Universitaires de Kinshasa, Hôpital de Kitambo, Hôpital du Centenaire.

3. Existe-t-il une législation relative aux inhumations?

A ce sujet, la commission est utile pour éclairer l’opinion sur les propos du ministre provincial du Budget, Plan, Travaux publics et Infrastructures, selon lequel il s’est agi d’une opération de routine.

Cela revient à dire, d’après lui, qu’il n’existe aucune législation en la matière ou, si elle existe, pourquoi le gouvernement provincial ne la respecte pas? Depuis quand et sur instruction de qui cette routine s’est installée ? Comme il y a des fœtus, des mort-nés et des indigents partout dans le pays, que font les autres autorités provinciales en pareils cas? Le gouvernement central, est-il au courant ces pratiques ?

En ce qui nous concerne, un ratissage professionnel dans la dense forêt de nos lois et règlements nous a permis de retrouver une vieille législation, jamais abrogée, datant de l’époque coloniale, sur le service des inhumations et la police des cimetières, censée être connue de tous les responsables de la territoriale.

Il s’agit de l’Ordonnance du 14 février 1914 sur le service des inhumations et police des cimetières, dont nous reproduisons quelques dispositions en rapport avec le sujet d’actualité :

Article 1er

Dans tous les centres d'occupation de la colonie, il sera établi, dans les terrains désignés par l'administrateur de territoire, un ou plusieurs cimetières.Ils seront entourés d'une clôture d'au moins 1 m50 d'élévation.

Article 2

Il est interdit de procéder à l'inhumation des corps des personnes décédées, sans un permis délivré par l'officier de l'état civil de la localité ou, à son défaut, par l'autorité administrative.

Les permis d'inhumation ne seront accordés par les fonctionnaires ci-dessus désignés que sur le vu d'un certificat médical: s'il n'y a pas de médecin, l'officier de l'état civil ou l'autorité administrative ne pourra délivrer le permis d'inhumation qu'après s'être transporté auprès de la personne décédée, pour s'assurer du décès.

Article 3 Aucune inhumation ne pourra avoir lieu que dans les terrains affectés par l'autorité aux inhumations.

Article 4 Chaque inhumation aura lieu dans une fosse séparée; chaque fosse aura une profondeur de 1 m 50 sur 80 centimètres de largeur et 2 mètres de longueur.

Article 5 Les fosses sont distantes entre elles d'au moins 30 centimètres sur tous les côtés.

Article 6 Il est cloué à la tête de chaque cercueil ou attaché au linceul une estampille en métal portant un numéro d'ordre, lequel sera reproduit sur les clôtures, pierres sépulcrales, croix ou autres signes funéraires élevés sur les tombes.

Il n’est pas besoin d’être juriste ou juge pour lire et comprendre la pensée du législateur en lien avec le sujet qui nous préoccupe ou de banaliser ce qui s’est passé, en trouvant inutile et inopportun une commission d’enquête.

4. Nature de la commission d’enquête Il faut être né de la dernière pluie pour croire les déclarations d’un membre du gouvernement qui prétend, comme à ses habitudes, que la justice congolaise est indépendante et qu’elle n’a d’ordre à recevoir que de la loi.

Si tel était en effet le cas, combien d’enquêtes judiciaires menées par la justice congolaise sur des dossiers sensibles ont déjà abouti à des résultats qui la mettent en confiance avec la population ?

Qu’il s’agisse de l’assassinat de Laurent-Désiré, de Chebeya, de beaucoup de journalistes disparus ou assassinés, du Colonel Mamadou Ndala et de tant d’autres anonymes victimes de la soldatesque du pouvoir, la nation a perdu toute confiance dans son institution qui aurait pu s’ériger comme dernier rempart contre les violations massives et répétées des droits de l’homme.

Par contre, toutes les fois qu’un citoyen ose user de sa liberté garantie par la Constitution pour émettre son opinion sur des sujets d’intérêt national (limitation des mandats présidentiels, alternance au pouvoir,…), la justice est toujours prompte à déployer tout l’arsenal répressif (atteinte à la sûreté intérieure de l’État, incitation à l’insurrection, incitation des militaires à commettre des actes contraires à la loi, incitation à la haine tribale, etc.) pour anéantir les «téméraires» et les réduire au silence.

Alors que le gouvernement provincial avoue publiquement et solennellement que l’enfouissement des corps humains dans des fosses communes est une opération de routine depuis quelques années, de qui se moque le Parquet général de la République dans son communiqué adressé aux familles des personnes disparues : «Les victimes qui sont à la recherche de l’un des leurs, prière les informer qu’il existe un dossier judiciaire. Elles peuvent venir et en ce moment là nous prendrons leurs déclarations »?

Dans ce pays où l’échelle des valeurs est renversée, il faut être artiste musicien et chanter pour les autorités politiques afin de bénéficier des funérailles dignes d’un être humain (1million de dollars US).

Qui a oublié comment les Gouverneurs de Bandundu et de Kinshasa se sont disputés l’organisation des funérailles de Emeneya ou comment la plupart des autorités nationales ont cherché à se rendre vedettes lors de ces mêmes funérailles au Palais du Peuple? (Pour qui a un quelconque doute, ces images sont encore disponibles sur Youtube).

« Ainsi, le Président de la République, Grand chancelier des ordres nationaux, lui a décerné, à titre posthume, la médaille d’or de mérite civique, pour des bons et loyaux services rendus à la nation congolaise. Des hommages les plus déférents, c’est aussi la présence du Premier Ministre et des membres de son gouvernement, du Président de l’Assemblée nationale, de quelques gouverneurs des provinces et de leurs Assemblées provinciales. Les gouverneurs de Kinshasa et de Bandundu vont ériger, en mémoire de l’illustre disparu, un monument à Kikwit ».

Mais lorsqu’un professeur d’université, un magistrat ou un cadre de l’administration publique décèdent, ils sont inhumés par leurs familles comme des indigents.

C’est ce qui s’est encore répété il y a à peu près deux semaines lorsqu’un Haut magistrat (Conseiller à la Cour d’Appel de Kinshasa/Matete) est décédé à domicile, sans assistance financière ni médicale de l’État et enterré dans le dénuement total grâce à la cotisation de ses collègues.

Au cours de notre carrière dans la magistrature, il nous était déjà arrivé (sous le règne de L.D.Kabila) de prononcer une oraison funèbre à l’occasion des funérailles d’un collègue enterré dans les mêmes conditions que ci-dessus.

Pour toutes ses raisons, et pour tant d’autres qui disqualifient la justice congolaise, nous soutenons que seule une commission autre que judiciaire, à défaut d’être complètement indépendante, peut aboutir à des conclusions crédibles.

5. Établir des responsabilités

Les conclusions attendues par l’opinion publique nationale varient selon qu’on est politicien ou activiste des droits de l’homme ou encore simple citoyen.

Globalement, les membres de l’opposition politique et certains activistes des droits de l’homme trouvent dans cette affaire une aubaine pour discréditer le pouvoir et, au besoin, obtenir les têtes de certains responsables politiques et militaires habituellement pointés pour leur cruauté et leur impunité.

Les uns et les autres sont surtout convaincus que parmi les personnes enfouies dans cette fosse commune, se trouvent des anonymes qui auraient été victimes de la répression disproportionnée de la police et de l’armée en janvier dernier lors des manifestations contre la loi Boshab.

Dans un État qui se veut et se proclame de droit, nous pensons que l’heure a sonné, à certains niveaux de responsabilité, de devoir rendre compte des ses actes.

A l’issue des travaux de la commission, dont l’opportunité n’est plus à démontrer, l’opinion sera en droit d’attendre que certains responsables politiques et judiciaires démissionnent ou soient contraints de le faire à cause de leur gestion calamiteuse et de leur amateurisme dans ce dossier.

Pénalement et pour une fois, s’il venait à être établi que parmi des personnes enfouies sans considération de la dignité humaine et de nos cultures congolaises il y en a qui sont mortes abattues par des balles ou à cause des violences de quelle que nature que ce soit, les suspects, peu importe leur rang, devront répondre de leurs actes devant la justice.

6. Recommandations

Certains diraient qu’il est prématuré de formuler des recommandations à ce stade où l’enquête n’a même pas encore pris forme.

Nous pensons pour notre part que vu la gravité des faits et la légèreté avec laquelle les responsables politiques gèrent et considèrent ce dossier comme un fait divers, il est urgent de formuler certaines recommandations à titre conservatoire, destinées au Président de la République, au Parlement et au Ministre de l’Intérieur.

-Au Président de la République : recadrer les compétences et les prérogatives de chaque ministre pour éviter l’empiètement et surtout des déclarations intempestives non-conformes à la réalité, qui désinforment et qui finissent par embarrasser et rendre ridicule le gouvernement dans son ensemble.

-Au Parlement : -(1) revisiter la loi sur le service des funérailles et la police des cimetières, qui date de l’époque coloniale, en vue de l’actualiser et la conformer aux traditions congolaises, lesquelles accordent un profond respect aux morts;

-(2) interpeler de manière non complaisante et non partisane tout responsable politico-administratif mêlé de près ou de loin dans la gestion du dossier des fosses communes à travers tout le territoire national.

-Au ministre de l’Intérieur :

-(1) à défaut de démissionner, recenser tous les cimetières reconnus à travers toutes les provinces en vue d’ordonner la fermeture définitive de ceux qui ne répondent pas aux normes;

-(2) diligenter une enquête sérieuse auprès de tous les services des funérailles du pays pour voir s’ils connaissent et respectent la législation en la matière;

-(3) mettre hors d’état de nuire quiconque bafoue les lois et les traditions funéraires congolaises.

-(4) rendre public le rapport d’enquête.