Moïe Katumbi, prophète en son pays

Mercredi 11 mai 2016 - 09:57
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C’était le début de la saison des pluies au Katanga. Dans le stade de Lubumbashi, chauffé à blanc par des supporteurs en transe, le Tout Puissant Mazembe venait de remporter, le 7 novembre 2009, sa troisième Ligue des champions d’Afrique. D’ordinaire renfermé, le président congolais, Joseph Kabila, laissait éclater sa joie dans la tribune VIP. Cette coupe arrachée sur le fil par l’équipe de foot de son meilleur allié, le gouverneur Moïse Katumbi assis à ses côtés, était aussi la sienne. Le trophée d’un chef d’État alors au faîte de son pouvoir.

 

Mais sur les clichés posés au pied de la pyramide en malachite qui domine le salon de l’ex-gouverneur, les sourires ont jauni. « Eh oui, Kabila est toujours là… », ironise l’opposant. Ces images sont tout ce qu’il reste de l’entente qui unissait le métis au profil d’aigle et le président taciturne. Une rupture ­consommée avec l’annonce de la candidature du premier à la présidence de la République démocratique du Congo (RDC), le 4 mai.

 

« Ce pays doit enfin connaître une alternance pacifique », prêche-t-il au milieu de mille bibelots, tableaux et photos accumulés au cours des ans. En haut de l’étagère en verre règne une statue de la Vierge. Le même visage de sainte que sur les chemises bariolées du « gouv’». On n’est jamais trop prudent. Surtout quand on s’attaque à un régime aux abois.

 

Cela fait plus d’un an que la tension monte entre Katumbi et Kinshasa – au moins depuis décembre 2014 et cette métaphore politico-sportive : « Dans le match politique congolais, nous avons accepté les deux premiers penaltys, qui étaient douteux. Allons-nous en accepter un troisième ? » En d’autres termes : l’homme fort de Lubumbashi prenait ses distances avec un chef d’État mal élu en 2006 et 2011, accusé de faire « glisser » le calendrier électoral pour se maintenir au-delà des délais constitutionnels.

 

Accusé d’avoir recruté des mercenaires

Mais la vie d’opposant, même riche à millions, n’est pas douce sous les tropiques africains. Alors qu’il avait l’habitude de parader sous les vivats dans la ville et de distribuer par brassées des billets de 100 dollars, Moïse Katumbi vit traqué. Pour sortir, il doit emprunter à pied des ruelles terreuses ou utiliser des voitures banalisées. Sa flotte de 4 × 4 attend au garage. Son jet privé ne peut plus ni décoller ni atterrir en RDC. Deux chaînes de télévision qui lui étaient acquises ont fermé sur décision de justice. Il a récemment été empêché d’aller à Kinshasa, la capitale, assister aux obsèques du roi de la rumba congolaise, Papa Wemba.

« Tant qu’il était dans la même famille politique que le chef de l’État, on pouvait fermer les yeux. Il a régné ici comme un roi, maintenant c’est un citoyen ­ordinaire »

Ces dernières semaines, plusieurs proches de l’opposant, dont son ex-directeur de cabinet, Huit Mulongo Bampeta, ont été interpellés. Alors que des meetings de l’opposition ont pu se tenir à Kinshasa, Goma et Bukavu le 24 avril, la marche prévue le même jour à Lubumbashi s’est terminée sous un déluge de gaz lacrymogènes. Le 5 mai, la demeure des Katumbi a été encerclée par les forces de police, obligeant la famille à faire appel à la Monusco, la mission de l’ONU au Congo. Les autorités accusent le candidat d’avoir recruté des mercenaires américains. Des affirmations balayées par l’ambassade des Etats-Unis à Kinshasa. Lundi 9 mai, l’ex-gouverneur est ressorti libre d’une audition de plusieurs heures devant le parquet sur cette affaire. Elle doit reprendre mercredi.

 

Trafiquant d’armes, mafieux, populiste sous-diplômé… Ses détracteurs ne sont pas tendres avec l’ancien fils prodigue. « Tant qu’il était dans la même famille politique que le chef de l’Etat, on pouvait fermer les yeux. Il a régné ici comme un roi, maintenant c’est un citoyen ­ordinaire », menace un responsable local de l’ANR, les services de renseignements congolais. « A présent, ils veulent qu’on parte en exil, ils se disent que Moïse sera inaudible à l’étranger », s’indigne Carine, l’épouse belgo-burundaise de l’ex-gouverneur.

Enrichi grâce à la Gécamines

Il faut dire que le candidat Katumbi a la bougeotte. En quelques mois, il a rencontré, entre autres, le président sénégalais Macky Sall et l’Ivoirien Alassane Ouattara. Adoubé par Washington, il peut également compter sur un soutien discret de Bruxelles et de Paris qui voient en lui une alternative sérieuse à ­Kabila. Les ambassades occidentales à Kinshasa ont d’ailleurs plusieurs fois dénoncé les pressions du pouvoir. La RDC, qui a connu dans les années 1990 deux guerres dévastatrices, ne doit pas de nouveau s’embraser. La riche province minière du Katanga surtout.

Comme Joseph Kabila, c’est dans ce sud-est congolais où se bâtissent des fortunes plus ou moins légales qu’est né Moïse Katumbi, en 1964. Son père, Nissim Soriano, un juif originaire de l’île grecque de Rhodes, s’y est réfugié dans l’entre-deux-guerres pour fuir l’Italie fasciste et y a épousé une princesse de l’ethnie bemba, arrière-petite-fille du roi Msiri. Une monnaie de cuivre en forme de croix, souvenir du noble ancêtre, trône d’ailleurs encore dans le salon des Katumbi. Quand Nissim Soriano meurt, l’un de ses fils aînés, Raphaël Katebe Katoto, reprend la pêcherie familiale. Bientôt, la société décroche un contrat d’exclusivité sur la vente de poissons et de produits frais à la Gécamines, l’entreprise d’Etat chargée d’extraire les minerais – la vache à lait du pouvoir congolais.

Le jeune Moïse, qui a fait ses classes chez les bénédictins, est très tôt impliqué dans les affaires. Entre 13 et 15 ans, pendant les vacances d’été, il accompagne les camions remplis de poissons qui circulent entre le lac Tanganyika et Le Cap, en Afrique du Sud. « J’ai beaucoup bossé dans ma vie. J’aurais voulu aller à l’université mais Raphaël trouvait que j’avais du talent et m’a poussé à me lancer », se souvient-il. Tout en s’enrichissant grâce à la sous-traitance minière, les demi-frères, passionnés de football, reprennent les rênes du TP Mazembe, le club emblématique de Lubumbashi.

 

L’influence de l’éminence grise de Kabila

Leurs affaires prospèrent déjà en Zambie et en Afrique du Sud quand Laurent-Désiré ­Kabila renverse le président Mobutu Sese Seko, en 1997, avec le soutien du Rwanda. Moïse ­Katumbi se brouille avec le pouvoir. Accusé de soutenir les rebelles du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), comme son demi-frère entré en dissidence, l’homme d’affaires s’exile en Zambie. Y a-t-il vendu des armes pour le compte des rebelles angolais de l’Unita ? « Raphaël a bien eu un contrat pour une livraison d’armes à Lusaka, mais seuls 10 % des 100 millions de dollars promis lui ont été payés. Il n’y a donc pas eu de fourniture », estime-t-il.

 

Son retour en grâce en 2003, l’exilé ­Katumbi le doit à un homme : Augustin ­Katumba Mwanke, qui fut, jusqu’à sa mort en 2012, l’éminence grise du président congolais. « C’est lui qui a porté Joseph Kabila au pouvoir après l’assassinat de son père, Laurent-Désiré Kabila, et c’était le seul qui pouvait le voir en jean, tee-shirt et baskets. Il était le vrai président du Congo », confie un journaliste de Kinshasa. C’est aussi lui qui a parrainé l’homme d’affaires israélien Dan Gertler, dont le nom figure dans les « Panama ­papers » révélés en avril par Le Monde et de nombreux médias internationaux. Comme Moïse, le conseiller du pouvoir était originaire des rives du lac Moero. « Que son âme repose en paix, c’était un homme très honnête », dit de lui l’ancien gouverneur. Il est bien le seul à le penser.

 

Augustin Katumba Mwanke aurait été le grand organisateur de la prédation des richesses du pays. Son nom figure notamment dans l’affaire dite des « contrats léonins », donnant à des entreprises chinoises l’accès à certains sites miniers en échange de la construction d’infrastructures. « Katumba Mwanke, Kabila, Gertler et Katumbi étaient les quatre doigts d’une même main. Tout ce qu’on dit de Dan vaut également pour Moïse », affirme un député, qui, comme la plupart des sources en RDC, tient à rester anonyme. Si aucun dossier ne sort sur Katumbi, assurent la plupart des observateurs, c’est qu’il pourrait se venger en exposant les turpitudes des autres. Une sorte d’équilibre de la terreur ? L’intéressé élude.

 

« Un élu de Dieu »

Reste que Moïse Katumbi était déjà riche lorsqu’il est devenu gouverneur en 2006, après avoir été le député le mieux élu de RDC. Outre ses entreprises de transport, il détenait une société de découverture pour les opérateurs miniers, Mining Company Katanga (MCK), rachetée en 2015 par le français Necotrans pour un prix non communiqué. On sait, en revanche, que la revente à Anvil Mining de la mine de Kinsevere, acquise pour un million de dollars, lui en a rapporté plus de soixante. A ceux qui le soupçonnent d’avoir floué la Gécamines, il rétorque que « c’était une brousse. Et si je ne l’avais pas vendue, je serais milliardaire aujourd’hui ! »

« J’ai construit des routes, des hôpitaux, des écoles. Si je n’avais pas ce bilan, je ne serais pas si populaire »

 

S’est-il enrichi davantage lorsqu’il dirigeait la province ? Un journaliste en a été le témoin direct : « A la frontière zambienne, en 2008, les douaniers m’ont montré les papiers : la pesée indiquait vingt tonnes, mais la déclaration dix-huit. Deux tonnes de minerai se volatilisaient des camions de Katumbi. Il en passait des centaines chaque jour. » L’ancien gouverneur nie en bloc, insistant au contraire sur ce qu’il a accompli :« Sous mon mandat, les recettes douanières annuelles sont passées de 18 à 90 millions de dollars ! J’ai construit des routes, des hôpitaux, des écoles. Si je n’avais pas ce bilan, je ne serais pas si populaire. »

 

Populaire, il l’est assurément. Au Katanga et au-delà. Car l’homme est généreux et il a su attirer les investisseurs tout en améliorant sensiblement les conditions de vie de ses administrés. Plusieurs d’entre eux, croisés dans les rues proprettes et aérées de Lubumbashi, le décrivent comme « un élu de Dieu »« un don du Seigneur au pays »« celui qui a fait disparaître la poussière »… « Il a encouragé les miniers et des gens comme George Forrest [un gros entrepreneur local] à faire du social. Il avait un don pour trouver des ressources », affirme un observateur.

 

« Comme un chef bantou »

Beaucoup évoquent le temps d’« avant Moïse » comme s’ils disaient d’« avant Jésus-Christ ». Peu leur importe le populisme de leur champion. Il « se comporte comme un chef bantou et il a raison. S’il devient président, ce sera parce qu’il est l’homme qui résout les problèmes. Pas parce qu’il aura corrompu tout le monde », fait remarquer un journaliste congolais.

Mais la route est encore longue jusqu’à l’étouffante Kinshasa, cette capitale qu’il n’aime pas. Le candidat Katumbi doit composer son équipe de campagne et manœuvrer avec d’autres poids lourds de l’opposition comme Vital Kamerhe (Union pour la nation congolaise, UNC) ou Etienne Tshisekedi (Union pour la démocratie et le progrès social, UDPS). Il a rencontré à deux reprises, à La Haye, l’ancien rebelle et chef de guerre Jean-Pierre Bemba, condamné en mars pour crimes contre l’humanité mais toujours ­populaire en RDC. On lui reproche déjà à mots couverts d’être métis, d’avoir une mère zambienne, de « placer l’argent au-dessus de tout », d’être bemba et non luba, et surtout de venir du Katanga.

 

« Moïse a une conception empirique des affaires publiques, mais il a la passion du résultat », souligne Delly Sesanga, l’ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Bemba. Sur la scène politique congolaise, il est sans doute aujourd’hui le plus à même de l’emporter. Si, bien sûr, il n’est pas condamné et de facto inéligible. Cette année, le Tout Puissant Mazembe s’est incliné en huitièmes de finale de la Ligue des champions d’Afrique.

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