L’homme est une célébrité nationale. Gynécologue de talent, il répare depuis une quinzaine d’années
les femmes violées dans son hôpital de Panzi, au Kivu. Dr Mukwege, puisque c’est de lui qu’il s’agit,
était la semaine dernière à l’Hôtel de Ville de Bruxelles où il a reçu le Prix de la Solidarité avant le
déplacement en novembre à Strasbourg où le Parlement européen lui remettra le Prix Sakharov.
Témoin privilégié des drames multiples que le peuple congolais vit au quotidien, Denis Mukwege a
choisi la tribune de Bruxelles pour tirer une véritable sonnette d’alarme. Celle-ci concerne les menaces
qui risquent de plomber l’avenir de la nation et qui semblent banalisées par ceux qui profitent du
système politique en place dans le pays.
Le discours a le mérite de la clarté car le célèbre médecin appelle chaque chat par son véritable nom.
Habitué à vivre au cœur de la misère populaire, à côtoyer quotidiennement les plaies les plus immondes
de l‟humanité, Denis Mukwege regarde les responsables politiques congolais dans les yeux et leur
rappelle la réalité que vit le Congo profond, une réalité qu‟ils refusent parfois de voir alors qu‟elle est
très éloignée de la vie que mènent les privilégiés du régime.
Pour que son discours soit bien compris, il prend l‟exemple des médecins, ces hommes dévoués qui
travaillent dans des mouroirs chez nous, pour dire à l‟intention de tous ceux qui négligent le bien-être
collectif que la noblesse d‟un métier « ne consiste pas dans l‟accumulation de biens matériels, mais
plutôt dans l‟abnégation, le don de soi, bref dans la solidarité ». Le mot est lâché : SOLIDARITE.
Celle-ci est avant tout exigence, parce qu‟elle requiert quelques qualités essentielles, notamment
l‟amour du prochain et l‟amour de sa patrie. Sur ces deux points, Denis Mukwege a manifestement des
doutes, d‟autant plus qu‟il vit dans un pays où la population a peur, particulièrement à l‟Est.
Pour évacuer ces doutes, il s‟imagine dans un bloc opératoire avec, sur la table d‟opération, le corps
d‟un grand malade : la République Démocratique du Congo, son propre pays. Avec la précision du
spécialiste, il détecte les maux qui rongent le malade : la protection des intérêts privés bassement
matériels au détriment de l‟intérêt collectif, l‟absence d‟esprit de responsabilité, la privatisation des
richesses nationales par une poignée de privilégiés etc.
A la suite d‟une telle litanie de maux, il n‟y a plus qu‟une chose à faire et Denis Mukwege le fait en
invitant les dirigeants du pays à s‟asseoir confortablement dans un fauteuil pour visionner avec
attention les images volées d‟un cinéaste amateur et qui montrent le défilé des dizaines de millions de
Congolais « qui pataugent dans la misère, la boue et le sang ». Des images confirmées par des cinéastes
professionnels dont les films sur les mêmes sujets ont déjà fait le tour du monde. L‟objectif,
aujourd‟hui, est de désenvoûter ceux qui regardent sans voir, de les exorciser pour qu‟ils redeviennent
des humains à part entière et participent à l‟œuvre de réhabilitation de l‟homme congolais, de son
environnement et du pays que Dieu lui a donné.
L‟homme qui a sonné l‟alerte à Bruxelles vit dans le Congo profond, là où on blesse, on tue et on viole
chaque jour. La réalité qu‟il expose interpelle tout esprit lucide. Refuser de la voir pousserait tout
observateur neutre à s‟interroger sur les liens qui unissent chacun de nous à la nation congolaise. Parce
que tout Congolais digne de ce nom a un cœur et une âme. Il est sensible à la misère collective que les
dirigeants ont mission de combattre et de réparer.
Cinquante-quatre ans après l‟indépendance, le Congolais vit dans une contradiction historique. Lui qui
devait « redresser son front longtemps courbé », se trouve obligé de raser les murs. Conscient de la
situation, le Dr Mukwege évoque sa honte, une grande honte : « Nous sommes devenus la risée du monde ». Mais sans se laisser aller au découragement, il exhorte les Congolais « à montrer au monde ce
que nous avons hérité de nos ancêtres, à savoir une âme de dignité, de solidarité, et d‟hospitalité ».
Le constat est terrible. Il est en même temps inquiétant et interpellateur. Car par des mots bien choisis,
le médecin a décidé de toucher toutes les âmes congolaises dans la perspective d‟un putsch
constitutionnel dont il évalue déjà les dégâts pour la République. Ici, il décide de ne point porter des
gants car il faut parer au plus pressé. « Vous menacez la cohésion nationale », dit-il aux révisionnistes,
ces privilégiés du système qui passent leur temps à s‟installer et installer.
Face à un tableau qui peut pousser au désespoir, Denis Mukwege se rappelle que les hommes, y
compris les plus mauvais, peuvent renaître. Il tente alors de croire que les révisionnistes ont encore une
conscience patriotique et de l‟amour pour leur patrie, « tant meurtrie par des guerres successives depuis
plus de vingt ans ». Sur cette base, il leur avoue ses craintes : « un nouveau changement constitutionnel
avant les élections risque de mettre en péril la cohésion nationale. Après plus de 5 millions de morts et
cinq cents mille femmes violées, ne prenez pas les risques historiques de rallonger cette liste macabre ».
Le message est donné, mais sera-t-il entendu.