
Enquête & récit
Kinshasa, Gombe, Limete, Kasa-Vubu : partout le même refrain. Dans les banques, les guichets scrutent des cartes d’électeur défraîchies, plastifiées à la va-vite. Dans les entreprises, les services RH soupirent : « pas de carte nationale d’identité ». Depuis près de quarante ans, la République démocratique du Congo promet de reconnaître officiellement ses citoyens ; depuis quarante ans, la promesse s’abîme dans les sables mouvants de la politique, des contrats mal ficelés et des circuits administratifs capricieux.
I. Héritages et angles morts (1984–2018)
1984. Dans le Zaïre de Mobutu Sese Seko, le pouvoir tente de relancer une « carte verte » censée unifier l’identité des citoyens. Quelques communes de Kinshasa sont servies, le reste s’enlise.
1997. Chute de Mobutu. La carte zaïroise est abandonnée. Commence alors une longue parenthèse sans CNI. Les Congolais apprennent à vivre avec des expédients : actes de naissance, attestations, permis qui ne se renouvellent plus, surtout cartes d’électeur qui, de scrutin en scrutin (2006, 2011, 2018), deviennent la béquille identitaire d’un pays de plus de 100 millions d’habitants.
Sous Joseph Kabila, l’idée d’un système moderne ressurgit. Janvier 2015, le palais et la primature créent l’Office national d’identification de la population (ONIP) et évoquent un recensement préalable. Mauvais calendrier : l’opposition y voit un instrument de « glissement » pour différer la présidentielle de 2016. Du 19 au 21 janvier, la rue s’embrase. Le recensement est retiré, l’ONIP s’endort.
Dans l’ombre, une autre piste se trame : Semlex, la société de l’homme d’affaires belge Albert Karaziwan. Le montage est séduisant sur le papier (2014–2015) : vendre des passeports biométriques à 185 dollars pour financer des cartes d’identité gratuites (5 dollars l’unité). En juin 2015, Kinshasa signe le contrat passeports (environ 222 M$ sur 5 ans) ; un projet CNI (environ 430 M$) obtient un « avis favorable ». La suite, on la connaît : les passeports sont vendus, mais la CNI n’est jamais lancée. En revanche, une part des recettes emprunte de curieux détours via des sociétés-écrans, jusqu’à irriguer des projets privés, Hypnose, un centre commercial clinquant inauguré à Lubumbashi en juin 2018. À la fin de l’ère Kabila, le pays n’a toujours pas de carte d’identité ; il a, en revanche, gardé des traces de ses mirages.
II. Le sursaut et l’illusion (2019–mi-2024)
24 janvier 2019. Félix Antoine Tshisekedi prête serment et remet l’identification au cœur de l’agenda.
2 mars 2022. Le Premier ministre Sama Lukonde signe le décret n°22/09 : mutualisation des moyens entre l’ONIP, la CENI et l’INS. L’idée est simple et pragmatique : capitaliser sur les centres et kits d’enrôlement électoral pour bâtir le fichier général de la population.
Juin 2022. Des décrets viennent créer juridiquement la nouvelle CNI. Le cadre existe enfin.
8 juin 2023. Protocole de transfert des données CENI → ONIP/INS.
30 juin 2023. Devant les caméras, à l’esplanade du ministère de l’Intérieur, Tshisekedi reçoit la première CNI. Le symbole est puissant : « le rêve devient réalité ».
Dans les couloirs, un opérateur sort du bois : Afritech, porté par l’homme d’affaires malien Samba Bathily, et la référence technologique Idemia. À l’ONIP, on parle d’un partenariat public-privé censé accélérer la bascule. Septembre 2023, un gré à gré est scellé ONIP–Afritech, Idemia étant présentée comme partenaire technologique : environ 697 M$ sur la phase initiale (État 104 M$, privé environ 593 M$).
Conformément aux décrets et à la stratégie de mutualisation, une commission technique a été mise en place en 2023 par le ministère de l’Intérieur. Elle réunit des profils issus de plusieurs sphères : ONIP (ingénieurs systèmes, juristes marchés publics), CENI (experts enrôlement/IT), INS (méthodologie et qualité des données), appui Intérieur/Justice/Finances (réglementation, soutenabilité), et interlocuteurs sécurité/intérieur (ANR, PNC) sur les exigences d’intégrité. C’est ce maillage technique, et non un effet d’humeur politique, qui outille la décision : au sommet, la Primature et le ministère valident sur la base des avis, grilles et rapports produits par ces équipes. Dans toute administration, le travail d’instruction appartient d’abord aux structures techniques ; c’est un point de droit, mais surtout de méthode.
L’enthousiasme sera de courte durée. Décembre 2023, une démonstration publique rassure à grands traits, mais les chiffres commencent à détonner. Printemps 2024, l’Inspection générale des finances (IGF) s’invite dans le dossier. 13 juin 2024, sa note d’observations tombe comme un couperet : surfacturations (infrastructures à 444 M$), garantie bancarisée impliquant la Banque centrale jugée illégale, partage des revenus futur déséquilibré (60 % privé, 20 % État), consortium Afritech/Idemia aux contours flous, Idemia nie tout contrat direct avec l’État congolais. La machine est mise à l’arrêt : suspension et gel d’une partie des décaissements.
C’est à ce moment-là qu’intervient une clarification importante. Constatant que la commission technique avait, en amont, soumis un contrat finalement entaché d’irrégularités (révélées par l’IGF), Peter Kazadi, alors Vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur, adresse une lettre demandant la mise en place d’une équipe restreinte associant l’IGF, l’ONIP et la société bénéficiaire, afin de corriger les points litigieux et poursuivre le projet sur des bases assainies. Geste rare dans un pays où, trop souvent, l’on s’entête : ici, le politique s’en remet aux correctifs techniques, acte de recadrage plutôt que de déni.
Août 2024. Le gouvernement résilie le contrat Afritech. Dans les faits, moins d’un millier de cartes pilotes, souvent des VIP (membres du gouvernement, hauts magistrats, officiers), ont circulé. Dans la population, aucune campagne de masse n’a démarré.
III. Reprise en main et nouveaux paris (fin-2024–2025)
Après la résiliation, la coordination bascule. Le Conseil présidentiel de veille stratégique (CPVS), la task-force de suivi des grands chantiers, récupère la coordination du dossier après le départ de Peter Kazadi du ministère de l’Intérieur. Le CPVS travaille de concert avec l’Intérieur, désormais conduit par Jacquemin Shabani, et l’ONIP (administrateur délégué : Richard Ilunga). La feuille de route est réécrite : appel à un nouveau partenaire (une société ghanéenne reconnue, Margins Group est abondamment cité dans l’écosystème), recensement administratif combiné à des enrôlements ciblés, gratuité de la première CNI, et plus de 5 000 bureaux permanents prévus sur tout le territoire. Un pilote kinshasien a produit environ 700 cartes, héritage de la phase précédente, avant d’être interrompu.
Une allégation à manier avec précaution
Du côté du ministère de l’Intérieur version 2025, une source évoque, sur un ton mesuré, des sollicitations financières inappropriées qui auraient été adressées à certains investisseurs par des membres du cabinet. Nous rapportons cette allégation avec toutes les réserves d’usage : à ce stade, aucune preuve publique indépendante (décision judiciaire, note d’audit, procédure disciplinaire) ne vient l’étayer. Elle mérite vérification par les organes compétents ; elle ne saurait, en elle-même, résumer les causes des lenteurs actuelles, multiples et bien documentées (réingénierie contractuelle, arbitrages budgétaires, architecture technique).
IV. Qui fait quoi, qui répond de quoi ?
• La Présidence (Félix Tshisekedi), la Primature (Sama Lukonde) : impulsion politique, décrets 2022, protocole 2023, arbitrages. La Présidence a laissé jouer les contre-pouvoirs (IGF) et n’a pas couvert le montage incriminé.
• Ministère de l’Intérieur : pilotage politique du chantier, mise en place en 2023 d’une commission technique (ONIP/CENI/INS + administrations sectorielles). Lettre demandant, après l’alerte IGF, une équipe restreinte IGF–ONIP–bénéficiaire pour corriger et poursuivre. Depuis, l’Intérieur (sous Jacquemin Shabani) collabore avec le CPVS.
• ONIP (autorité contractante) : fabrique technique et juridique des marchés ; instruction des offres ; responsabilité opérationnelle.
• CENI (Denis Kadima) : données et logistique d’enrôlement, mutualisées.
• INS : standards de qualité statistique, référentiels.
• IGF : contrôle de légalité, sincérité et conformité ; suspension (13/06/2024), gel, recommandations.
• Privés : Semlex (Albert Karaziwan) côté passeports 2015, soupçons de détournements ; Afritech (Samba Bathily) pour la CNI 2023, Idemia citée comme partenaire technologique mais non-signataire direct ; nouveau partenaire ghanéen en voie de sélection (écosystème cite Margins Group).
Lecture froide des responsabilités.
• Ère Kabila : faute politique (recensement 2015) + faute morale/financière (détournements présumés des recettes passeports) ⇒ aucune CNI.
• Ère Tshisekedi (phase 1) : volonté réelle (décrets, protocole, première carte), mais erreurs de méthode (gré à gré, coût, garanties, consortium flou). Correctif activé : IGF, lettre demandant équipe restreinte, résiliation. Phase 2 : CPVS + Intérieur (Shabani) + ONIP, ré-architecture du projet.
V. Leçons et cap
L’identification d’un pays-continent (2,3 M km²) n’est pas qu’une affaire de technologies et de kits : c’est, d’abord, une chaîne de confiance. La commission 2023 a montré que, même « conforme » sur le papier, un contrat peut cacher des fragilités mortelles (coûts, garanties, gouvernance). La réaction IGF, et la décision de corriger, puis de rompre, a évité l’irréparable : un nouveau cycle de promesses coûteuses sans livrables.
Le cap 2025 tient en cinq mots : transparence, appel d’offres, traçabilité, interopérabilité, progressivité. Transparence des critères ; appel d’offres concurrentiel ; traçabilité des flux financiers ; interopérabilité CENI–ONIP–INS ; déploiement progressif, priorisant territoires et publics (élèves, forces de sécurité, diaspora) pour créer un effet confiance.
Le reste est affaire de volonté et de discipline institutionnelle. Les Congolais n’attendent pas un trophée à brandir place du Palais ; ils attendent, enfin, une carte qui tienne dans la poche et dans le droit.
Repères chronologiques
• 1984 - Opération « carte verte » (Zaïre) : portée limitée.
• 1997- Abandon de la carte zaïroise après la chute de Mobutu.
• 2014–2015: Négociation Semlex ; juin 2015 : contrat passeports signé ; projet CNI avisé mais non exécuté.
• Jan. 2015 : Révolte contre le recensement ; ONIP en sommeil.
• 24 jan. 2019 : Investiture de F. Tshisekedi.
• 2 mars 2022 : Décret n°22/09 (mutualisation ONIP–CENI–INS).
• Juin 2022 : Décrets de création de la CNI.
• 8 juin 2023 : Protocole de transfert CENI→ONIP/INS.
• 30 juin 2023 : Première CNI remise au président.
• Sept. 2023 : Gré à gré ONIP–Afritech (Idemia citée).
• 13 juin 2024-IGF : surfacturations/garanties/consortium ; suspension.
• Août 2024: Résiliation du contrat Afritech.
• 2025 : CPVS reprend la coordination ; collaboration avec Intérieur et ONIP ; nouveau partenaire en voie de sélection ; annonce de >5 000 bureaux, gratuité de la première CNI.
Encadré – La « commission 2023 », pourquoi c’était indispensable
Mandatée conformément aux décrets de 2022, elle devait traduire politiquement l’ambition en exigences techniques : sécurité des données, qualité des captures biométriques, schéma de financement, calendrier de déploiement, interopérabilité avec la CENI et l’INS. C’est elle qui a fourni aux décideurs les rapports d’instruction et tableaux de conformité sur lesquels l’ONIP, autorité contractante, et le gouvernement ont appuyé leurs approbations. Après l’alerte IGF, la demande d’une équipe restreinte IGF–ONIP–bénéficiaire pour rectifier sans stopper le projet a été l’option la plus responsable pour sauver l’essentiel : donner enfin une CNI aux Congolais.
Récit clos ? Pas tout à fait. Les prochains mois diront si la RDC sait, enfin, transformer une suite de faux départs en un droit concret : celui d’être officiellement reconnu chez soi.