Tribune - L’Etat contre l’Etat dans un Etat de Droit : De la gestion des passeports ordinaires en RDC (Chris Shematsi, avocat)

Jeudi 2 juillet 2020 - 15:25
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Un vent nouveau souffle en République démocratique du Congo ! Depuis quelques mois, il s’observe une redistribution des rôles dans la sphère publique. Cette redistribution se fonde sur le respect des normes structurantes de l’Etat. La pratique institutionnelle et administrative dévoyée du régime précédent cède progressivement la place à une gestion étatique obéissant strictement au principe de l’attribution en amont des compétences.

Toutefois, cette mutation ne se réalise pas sans friction. Dans cette logique, il importe de faire observer qu’il existe un foisonnement de conflits feutrés ou ouverts entre les organes de l’Etat.

La prérogative relative à la gestion des passeports ordinaires constitue une illustration parfaite de la situation que dessus.

Cette brève note va tenter de répondre à une question centrale et précise : A quel organe de l’Etat revient la délivrance des passeports ordinaires ?

Nous allons donc situer la position du problème avant de proposer une lecture juridique.

1. Position du problème

Le Décret-loi n°002/2003 du 11 janvier 2003 portant création et organisation de la Direction Générale de Migration (DGM en sigle) dispose ce qui suit en son article 3 : “Sous réserve d’autres missions lui conférées ou à lui conférer par des textes particuliers, la Direction Générale de Migration est chargée des questions ayant trait à :

-l’exécution de la politique du Gouvernement en matière d’immigration et d’émigration ;

-l’exécution, sur le sol congolais, des lois et règlements sur l’immigration et l’émigration ;

-la police des étrangers ;

-la police des frontières ;

-la délivrance des passeports ordinaires aux nationaux et des visas aux étrangers ;

-la collaboration dans la recherche des criminels et malfaiteurs ou des personnes suspectes signalées par l’Organisation Internationale de la Police Criminelle, INTERPOL.”

L’Ordonnance n°20/017 du 27 mars 2020 fixant les attributions des ministères accorde formellement la gestion des passeports et des visas au Ministère des Affaires Étrangères.

In concreto, d’une part le Ministère des Affaires Étrangères délivre depuis quelques années les passeports ordinaires sur pied de cette disposition réglementaire ; d’autre part le Décret-loi qui accorde à la Direction Générale de Migration la compétence de délivrer les passeports ordinaires est encore en vigueur et sort tous ses effets juridiques à ce jour.

Telle est l’architecture d’un conflit feutré entre le Ministère des Affaires Étrangères et la Direction Générale de Migration.

2. Examen juridique de la question

Notre lecture juridique va s’articuler autour de deux points :

-Hiérarchisation des textes juridiques sous analyse ;

-Interprétation du contenu desdits textes.

A. Décret-loi de 2003 et Ordonnance de 2020 : nature juridique et hiérarchisation.

Il est pertinent de rappeler dès l'entame que le concept “décret” dans le cas de l’espèce renvoie à un acte du Président de la République. En 2003 avant bien entendu l'avènement de la Constitution de 2006, le Président de la République statuait par voie de décret. Un Décret-loi est donc l'équivalent de l’Ordonnance-loi sous l’empire de l’actuelle Constitution.

En ce qui concerne sa nature juridique, il convient de retenir qu’un Décret-loi ou une Ordonnance-loi est un acte ayant force de loi.

Par définition, un acte ayant force de loi est un acte du Pouvoir exécutif qui puise la matière dans le domaine de la loi. Il existe ainsi une équipollence entre un acte ayant force de loi et une loi formelle.

D’ailleurs, plusieurs auteurs intègrent les actes ayant force de loi dans le régime juridique des lois en tenant compte du critère matériel. Kaluba Dibwa va dans ce sens lorsqu’il indique que les lois recouvrent plusieurs formes selon le contenu de la matière qu’elles régissent.

Pour ce qui est de la nature juridique d’une Ordonnance du Président de la République, il faut retenir qu’il s’agit d’un acte administratif. En vertu de la théorie du dédoublement fonctionnel, le Président de la République agit de manière interchangeable comme autorité politique et comme autorité administrative. En cette dernière qualité, il dispose du pouvoir de prendre des actes administratifs.

Dès lors, il devient aisé de situer hiérarchiquement le Décret-loi de 2003 et l’ordonnance de 2020 dans notre ordonnancement juridique.

En termes clairs, le Décret-loi de 2003 qui attribue la délivrance des passeports ordinaires et visas à la Direction Générale de Migration a prééminence sur l’Ordonnance de 2020 qui accorde la gestion des passeports et visas au Ministère des Affaires Étrangères.

De plus, une Ordonnance ne peut pas désubstantialiser la matière d’un acte ayant force de loi.

Dans un Etat de Droit, la soumission à l’ordre juridique est un impératif auquel les textes de droit ne sauraient se soustraire !

B. De la lecture croisée du Décret-loi de 2003 et de l’Ordonnance de 2020

Existe-t-il une contrariété matérielle entre les deux textes ? Non. Par contre, il existe une imprécision dans le libellé de l’Ordonnance de 2020.

Le Décret-loi de 2003 a été précis en ce qu’il attribue expressément à la Direction Générale de Migration la prérogative de délivrance des passeports ordinaires.

Une déduction simple aurait permis aux Ordonnances successives jusqu’à celle de 2020 de préciser que le Ministère des Affaires Étrangères dispose de la compétence de gestion des passeports diplomatiques et des passeports de service. Aucun texte juridique ne permet donc aux Ministère des Affaires Étrangères de délivrer les passeports ordinaires aux nationaux. Cette compétence est dévolue exclusivement à la Direction Générale de Migration.

Il en est de même pour ce qui est des visas, le Ministère des Affaires Étrangères est compétent pour délivrer juste les visas de courtoisie.

En termes simples, la Direction Générale de Migration dispose du régime général relatif à la délivrance des passeports et des visas alors que le Ministère des Affaires Étrangères dispose du régime restreint.

Conclusion

Le fait que le Ministère des Affaires Étrangères délivre les passeports ordinaires est une pratique contra legem.

L’Etat de Droit suppose entre autres la soumission des organes de l’Etat à la loi et à l’ordre juridique établi.

Autant nous estimons que les efforts déployés par le Chef de l’Etat dans ce sens sont à encourager ; autant il nous paraît nécessaire qu’Il agisse afin de fluidifier les interactions entre les organes de l’Etat en insistant sur le respect des textes existants.

Une situation dans laquelle l’Etat combat l’Etat constitue un frein à toute action politique !

 

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